INTERVIEW ALEXANDRE BOHN, 2014

Le principe fondamental et partagé de la programmation anniversaire des 30 ans des FRAC est de demander à un artiste de créer un dispositif inédit de diffusion d’œuvres de la collection. Comment as-tu répondu à cette invitation ?

 

J’ai depuis longtemps l’envie de mettre en scène des œuvres des autres, comme je l’ai fait avec mes propres tableaux abstraits dès ma première série photographique Serving Suggestions. Mais si je me permets de malmener mes propres œuvres en soulignant le devenir décoratif de la peinture abstraite, il est plus compliqué de le faire avec des œuvres qui ont des préoccupations toutes autres. Ici, je me suis donné le rôle de commissaire d’exposition dont les regroupements associent une œuvre physiquement présente avec deux autres évoquées par des silhouettes peintes sur le mur. C’est le fonctionnement du FRAC qui m’a intéressée dont un des modes d’action remarquables, tant en matière de diffusion que de médiation consiste à associer ses différentes œuvres afin de dégager des pistes de lecture, des thématiques communes, des oppositions, des rapprochements formels…

 

Dans ton travail en cours Musées du monde, tu te concentres, pour les dessiner, sur des objets constitutifs des collections de musées d’histoire, de science ou de civilisation. Quel regard portes-tu sur ces objets ?

 

Le projet Musées du monde est consacré à toutes sortes d’objets trouvés dans un musée à l’exception des œuvres d’art. Ceux que je retrouve dans beaucoup de villes sont des uniformes et des armes militaires, des trophées de chasse, des fœtus humains en bocal et des outils agricoles primitifs. En faisant un inventaire subjectif en dessin de ce qu’une ville choisit de conserver pour les générations futures, je cherche à voir si un portrait de cette ville se dégage de l’accumulation d’objets. C’est un prolongement de mon travail sur les pictogrammes qui décantent l’identité visuelle d’un lieu choisi.

 

Quelle est ton approche des œuvres contemporaines autres que les tiennes ? Quel type d’intérêt peuvent-elles susciter en toi ? Quels critères d’appréhension retiens-tu ? Les évalues-tu en relation ou indépendamment de ta propre démarche artistique ?

 

Je suis émue devant des œuvres aussi diverses que les photographies des Becher, les aquarelles de Walton Ford ou les installations picturales de Kara Walker. Mais je pense que tout artiste qui consacre sa vie à la création d’un univers ne peut pas s’empêcher d’en chercher les échos dans les œuvres des autres. Par exemple, quand je travaillais sur les parallèles entre le modèle économique de l’entreprise et les pratiques artistiques, je m’intéressais à Jeff Koons et Damien Hirst, moins pour leur valeur esthétique que pour leur valeur marchande et leurs méthodes de production. J’aime l’abstraction géométrique moderne et ses manifestations contemporaines. Je pense, par exemple, à Stéphane Dafflon et Francis Baudevin.

Mon intérêt pour les formes génériques de l’architecture moderne trouve un reflet dans le travail de Didier Marcel, Nicolas Moulin, Karina Bisch à ses débuts ou Callum Morton. Ma pratique consiste à creuser l’identité visuelle d’un lieu donc j’apprécie aussi la démarche de Kristina Solomoukha. Le visuel est, pour moi, la porte d’entrée démocratique à toute œuvre. Les couches de signification sont plus ou moins accessibles ensuite. Je ne suis pas sensible aux œuvres qui sont exclusivement conceptuelles. Je ne suis pas non plus attirée par les débordements de matière ou les délires baroques. On s’en doute en regardant mon travail.

 

Le « Baroque » peut s’entendre comme une esthétique de la conjugaison formelle d’élans contraires. Ta peinture n’est certes pas baroque, mais tu sembles articuler dans ton œuvre des sources et des aspirations éparses : histoire de la peinture et communication visuelle, abstraction géométrique et kitsch, musée et intérieur domestique, grand art et culture populaire, système de l’art contemporain et tourisme… Quelle a été la genèse de ce positionnement artistique ?

 

Il y a eu des strates d’influence dans mon travail qui sont, chronologiquement, le dessin académique de ma formation initiale en Australie, la peinture géométrique abstraite, les images publicitaires, le fonctionnement économique de l’entreprise appliqué à la production artistique, puis, actuellement, les stratégies de la promotion touristique.

 

En sortant des beaux-arts de Paris, je concevais ma peinture comme un inventaire des formes génériques du modernisme. Puis j’ai commencé à mettre en scène ces tableaux dans des décors domestiques fabriqués de toutes pièces, singeant les stratégies promotionnelles des fabricants de meubles. Je me donnais une double mission : creuser la question de la filiation avec les arts appliqués mais aussi activer véritablement les ressorts de la publicité – valoriser mon œuvre en la juxtaposant aux classiques du design et aider un collectionneur potentiel à projeter mon œuvre chez lui.

 

Ma série Serving Suggestions a suscité des invitations de la part d’organismes désireux de me voir appliquer le même procédé à leurs intérieurs. Est ainsi venu le temps de la réalisation de tableaux conçus pour s’inscrire dans un décor donné. Il y a eu un flottement intéressant sur l’identification de l’objet de la promotion : était-ce le tableau ou l’institution/entreprise représentée ? J’ai produit une montagne de tableaux, à cette période, qui me restaient sur les bras comme des accessoires encombrants. Le coût élevé des prises de vue avec un photographe professionnel et son éclairage m’obligeait à trouver des financements en amont pour chaque série. Le numérique et la lumière naturelle s’imposaient. Je me suis initiée à Photoshop et je suis partie en résidence à Los Angeles.

 

Ces trois mois passés à Los Angeles en 2004 ont marqué un tournant dans mon travail. Pour la première fois, le contexte économique et culturel du lieu que j’infiltrais déterminait le medium des œuvres. J’ai réalisé les photos de paysages urbains dans lesquels j’ai incrusté mes formes abstraites sur les panneaux publicitaires. Adossés à un slogan publicitaire trouvé, ces photomontages étaient envoyés sous forme de spams à un mailing international. Comme l’a écrit Stephen Wright à l’époque, je vendais des produits qui n’existaient pas à des gens qui n’avaient rien demandé. Cette forme d’autopromotion agressive était suggérée par le comportement des habitants de Los Angeles, ville de stars aspirantes. Dans cette fiction publicitaire, le produit marchand était une prestation. L’œuvre dématérialisée, j’ai pu m’affranchir de l’atelier et dissocier mes recherches de la fabrication d’objets.

 

Par la suite, j’ai calqué ma production artistique sur les méthodes ultra-rationalisées de l’industrie. J’ai créé des prototypes de tableaux qui devaient être vendus sur plan. Mes photographies de cette période avaient un double statut d’œuvres et de supports marketing car elles mettaient en scène des tableaux virtuels disponibles à la demande. J’ai annoncé lors de mon exposition Date limite de consommation (galerie Anne Barrault, Paris) que tout tableau invendu serait détruit au bout de cinq ans. Un catalogue numérique de « cadavres » me permettrait de réactiver ces tableaux sous d’autres formes à une date ultérieure. Je permettais au marché de déterminer le droit d’exister de mes tableaux. C’était fin 2008, le trimestre du plus fort recul économique depuis la grande crise des années 30.

 

N’ayant pas d’atelier, j’ai fait plusieurs résidences d’artiste : Budapest, Santa Fe, Meymac, Brême. A chaque fois la ville elle-même était le sujet de mes recherches. Je commençais toujours par créer un répertoire de pictogrammes censé décanter l’essentiel du lieu. Puis je laissais le contexte déterminer la matérialité des œuvres : assiettes souvenirs avec paysages industriels en bleu Delft à Brême, collages en feutrine de poupées Kachina à Santa Fe, etc. La charge promotionnelle, voire commerciale des pictogrammes que je créais de par leur proximité avec des logos, m’incitait à voir chaque résidence comme une campagne promotionnelle pour la ville. Je conçois les expositions désormais comme des stands de foire ou des syndicats d’initiative qui présenteraient une vision synthétique et valorisante du lieu (parfois une grande capitale, parfois une banlieue ingrate). Le tableau est désormais un élément parmi d’autres composant les environnements que je produis.

 

L’ensemble de ton œuvre s’enracine dans une histoire de la peinture. Que gardes-tu de la peinture ou, selon les points de vue, qu’apportes-tu à la peinture, lorsque tu recours à des technicités autres (fichier numérique, films adhésifs, sérigraphie industrielle…), lorsque tu choisis d’autres supports que la toile tendue sur châssis (internet, assiettes en faïence, panneaux routiers, bannières, objets divers, murs…), lorsque, enfin, comme c’est le cas pour les commandes publiques auxquelles tu as accès et pour Apparitions collectives, le dispositif que tu as imaginé pour nous dans le cadre des Pléiades – 30 ans des FRAC, tu délègues la réalisation de l’œuvre ?

 

Toute ma démarche est enracinée dans l’instrumentalisation du langage visuel de la peinture abstraite de Malevitch et Mondrian qui a été vidé de ses aspirations métaphysiques et révolutionnaires pour fournir des motifs pour les rideaux et les robes. En tombant dans le domaine public, ce langage a été domestiqué. Ses mutations sont riches. Elles génèrent les produits dérivés que je déploie dans mes expositions.

 

Déléguer ou réaliser moi-même est une décision qui naît du contexte de chaque projet. Je délègue lorsque je recherche une facture industrielle comme des panneaux routiers ou des plaques en émail, par exemple. D’habitude, je réalise moi-même mes peintures murales. Pour ce projet, la possibilité d’impliquer pleinement les partenaires faisait que c’était plus intéressant de leur demander de le faire.

 

Ton œuvre en général et Apparitions collectives en particulier, m’incitent à te demander de préciser ta position par rapport à la notion « d’aura » de l’œuvre d’art originale telle que théorisée par Walter Benjamin dans les années 1930, au début de ce qu’il a perçu comme l’époque de sa « reproductibilité technique ».

La question de l’originalité au sens de « singularité » est aussi intimement liée aux avant-gardes de la première moitié du début du XXe siècle envisagées comme des opératrices de ruptures historiques et des génératrices d’innovations spontanées.

Les impératifs d’authenticité et de singularité sont, depuis les années 1980, remis en cause par les artistes qualifiés de post-modernes. Ta démarche artistique n’est pas étrangère aux stratégies de citation, de duplication, de référencement, d’appropriation, de mixage, adoptées par nombre d’artistes aussi divers que Sherrie Levine, Philippe Parreno, Etienne Bossut, Pierre Huyghe, Jim Isermann, Franck Eon ou Francis Baudevin pour ne mentionner que quelques artistes présents dans notre collection. Ces stratégies dont la tienne sont-elles des alternatives à la vanité et à l’égo de l’artiste inspiré ? Des dénonciations du consumérisme généralisé ? Un repositionnement face au déplacement depuis le champ de l’art vers celui du spectacle généralisé des forces de narration, de divertissement ou de sidération ?

 

Walter Benjamin écrivait à une époque où il constatait une fracture de la perception liée à la l’émergence de la photographie et du cinéma. Il interrogeait les conséquences des reproductions sur les œuvres, ainsi sorties de leurs contextes et libérées du statut d’objets de culte. La banalisation de l’image s’est poursuivie avec la télévision, l’internet et les réseaux sociaux.

 

Je prends acte de cette banalisation et cela génère les stratégies que tu décris. Je ne crois pas à l’œuvre charismatique qui doit être vue en vrai pour dégager son aura. J’ai été initiée à l’art moderne par les reproductions et j’ai pu aller jusqu’à décider d’exposer les reproductions photographiques de mes tableaux installés plutôt que ma peinture elle-même. La reproduction est aussi pour moi un moyen de garder la trace d’une œuvre détruite pour qu’elle puisse renaître, peut-être sous une forme modifiée, dans d’autres contextes. Son authenticité, sa singularité dépendent de cette adaptation.

 

De toute évidence, nous ne sommes plus dans l’exaltation des modernes, avec leurs tables rases à répétition. Le rôle de l’artiste-shaman, tenu par Joseph Beuys, est aussi dépassé. Une amie m’a raconté sa rencontre avec un artiste invité quand elle était élève à Goldsmiths à Londres. Il lui disait que les couleurs de ses tableaux étaient « très années 80 ». Pour qu’elle s’imprègne des couleurs de son époque, il lui conseillait de regarder les baskets que portaient les jeunes. C’est une anecdote qui dit beaucoup sur le statut des œuvres aujourd’hui (égal, voire inférieur, à celui des biens de consommation) et sur ce qu’on attend des artistes : refléter le monde, pas en proposer un meilleur. Comme beaucoup d’artistes de ma génération, ça ne me viendrait pas à l’idée de dénoncer le fonctionnement du monde. Je le regarde simplement, en sélectionnant mes sources d’information. Mes œuvres sont les produits dérivés de ma quête de le comprendre.

 

 

 

Heidi WOOD, entretien avec Alexandre BOHN, mars - avril 2013.

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