NOUS AVONS BESOIN D'UN NOUVEL INTÉRIEUR

« Nous avons besoin d’un nouvel intérieur. »

 

Ces mots ont été écrits par Theo van Doesburg, artiste fondateur de la revue De Stijl, dans une lettre à J.J.P. Oud en 1916.1 Il sollicitait ainsi la collaboration de l’architecte à la conception et la construction d’espaces où couleur et architecture fusionneraient dans des environnements spatiaux qui illustreraient le potentiel de l’abstraction et des idéaux modernistes.

 

« L’espace architectural doit être considéré comme un vide aveugle, absolu, jusqu’à ce que la couleur le rende concret. La peinture spatio-temporelle du 20ème siècle, avec sa plastique, ses possibilités structurelles, permet à l’artiste de réaliser son rêve : celui de placer l’homme, non pas devant le tableau, mais à l’intérieur même du tableau. »2

 

Aujourd’hui, presque cent ans plus tard, ce besoin d’un nouvel intérieur formulé par Theo van Doesburg est toujours là. Ses mots me viennent à l’esprit lorsque je regarde les intérieurs de Heidi Wood qui produisent l’espace par la couleur et l’abstraction. Ils sont présentés, exposés, comme dans un magasin de meubles où sont ainsi aménagées les dernières tendances. Nouvelles possibilités, nouveaux intérieurs, nouveaux acheteurs/regardeurs. Mais qu’est-il offert et suggéré ici ? Qu’en est-il de la couleur et de l’espace ? De l’abstraction et l’espace ? Dans quelles sortes d’espaces le regardeur est-il invité à pénétrer ?

 

Ces intérieurs sont animés par la forme et la couleur. Heidi Wood peint des formes étranges (tirées de contextes familiers mais pourtant pas tout à fait saisissables) qui s’insèrent dans une série de relations qui réorientent et déplacent forme et perception. L’espace s’anime par la forme et la couleur, le doublement et le recouvrement, la répétition et le déplacement ; il joue entre le positif et le négatif, entre les surfaces horizontales et verticales du sol et du mur. De même, l’attention particulière portée par Theo van Doesburg à la forme (dans son cas, l’orthogonale et la diagonale) visait une abstraction du déplacement et une réorientation du regardeur, les lignes droites contrecarrant la structure architecturale. La couleur anime les espaces : Theo van Doesburg limitait sa palette aux couleurs primaires afin de capturer l’universel ; Heidi Wood quant à elle utilise des couleurs comme le marron, si répandu dans les intérieurs domestiques, afin de faire appel au familier.

 

Une autre période soucieuse de l’animation de l’espace fut le Baroque. Un tel rapprochement peut sembler ici injustifié, mais ce serait ignorer la présence du Baroque dans la pensée spatiale et la philosophie actuelles, ainsi que la capacité de cette préoccupation à affecter diverses pratiques et y trouver expression. Faire figurer dans ce texte le Baroque aux côtés de Theo van Doesburg et de Heidi Wood ne s’explique pas du point de vue de l’esthétique visuelle (tous trois sont différents tant dans l’image que dans la forme), mais plutôt d’un souci commun d’activer et d’animer l’espace. Il est intéressant de noter que Heidi Wood a parlé de « l’expérience extatique » comme une aspiration de son travail, l’extase étant aussi une condition à laquelle Theo van Doesburg et les artistes et architectes baroques aspiraient (là où la rencontre spatiale est synonyme de plénitude et d’excès).

 

En revanche, Heidi Wood ne sollicite aucune collaboration de l’architecte à la construction de ces nouveaux intérieurs. Elle travaille plutôt avec des espaces et contextes existants, comme l’espace environnant, à l’extérieur, de l’autre côté de la vitre. Elle abstrait – elle extrait – des relations avec le domestique, le familier et le décoratif. Ainsi s’anime un espace intérieur qui est ici plutôt que là, présent plutôt que transcendantal. Cela me rappelle une photographie intitulée « Wright, Meier, Klein » de Louise Lawler dans son essai photographique « Arrangement of Pictures ». 3 Comme avec les intérieurs de Heidi Wood, il n’existe aucune hiérarchie entre les surfaces qui composent l’espace (le mur architectural, le tableau, les ouvertures vers d’autres espaces), toutes lues comme une composition abstraite de noir et blanc. Est-ce de l’art ou une porte ? L’architecture ne domine pas dans ces intérieurs. Les frontières sont brouillées entre le tableau et le mur, entre l’objet et l’espace. Qui devient espace, qui devient matière, qui devient architecture, qui devient art.

 

Cet aspect spatial crée un cadre différent pour l’incorporation de tableaux dans un intérieur. Le travail de Heidi Wood a des similitudes avec le design d’intérieur, comme le design d’entreprise australien des années 90 où les designers cherchaient des tableaux assortis à la couleur de l’intérieur. Ou avec les espaces domestiques, où les tableaux sont assortis aux rideaux. Un tableau, objet portable et autonome qui peut être déplacé d’un endroit à un autre, atteint son apogée dans de tels projets de décoration d’intérieur. Heidi Wood s’inscrit dans cette lignée et elle rejoue ces pratiques dans ses présentations. L’objet tableau est intégré et partie intégrante de la composition spatiale.

 

De pair avec une concentration sur l’espace réel, une attention particulière est portée à l’image. Heidi Wood cadre ses espaces : physiquement dans l’espace, l’œuvre est cadrée comme une série de corners, les maquettes concentrent le regard sur les relations visuelles et les photographies abstraient et extraient les relations. Dans un sens, l’appareil photo est son collaborateur, comme l’était l’architecte pour Theo van Doesburg. C’est aussi par l’image que le travail de Heidi Wood apparaît et est reçu. En ce qui me concerne, c’est de cette seule façon que j’en ai fait l’expérience : par l’image photographique. Ce n’est pas une situation inhabituelle pour une Australienne. J’ai étudié l’art, l’architecture et l’espace au travers d’images. Sans pour autant mettre sur le même plan la rencontre avec le travail dans sa matérialité, l’un ne l’emporte pas sur l’autre. Différentes rencontres, différentes approches. Peut-être Heidi Wood, qui a vécu en Australie, le comprend-elle instinctivement. D’où la double dimension de son travail, produisant à la fois l’image et l’exposition physique.

 

Dans un sens, c’est peut-être là qu’est le nouvel intérieur. Moins dans la forme ou la couleur que dans un espace de réception plutôt que de représentation. Des intérieurs comme des espaces de réception, des regardeurs comme des récepteurs où « l’illusion n’est pas dans le tableau. Elle est à l’extérieur. »4

 

Je me demande ce qu’en penserait Theo.

 

Suzie Attiwill
Melbourne Août 2002

 

1: Nancy J. Troy, « The Abstract Environment of De Stijl », in De Stijl: 1917–1931. Visions of Utopia, Walker Art Center, Minneapolis, New York: Abbeville Press, 1982, p. 165.

2: Theo van Doesburg, « Farben im Raum und Zeit », in De Stijl, VIII, 87/89, 1928, p. 36. Sergio Polano, « De Stijl/Architecture = Nieuwe Beelding », in De Stijl: 1917–1931. Visions of Utopia, p. 92.

3: Louise Lawler, « Arrangements of Pictures », in Michelson, A. et al (eds.) October. The First Decade, 1976–1986, Cambridge Massachusetts: The MIT Press, 1987, p. 220.

4: Philippe Coubetergues, « Tu vois le tableau ? », in Heidi Wood. Serving Suggestions 2002, Exposition à l’I.U.F.M. de Paris, 25 mars au 13 avril 2002, note 14.

 

Traduit de l’anglais par Anne Lamy-Rouzé

Télécharger le texte