Heidi Wood, 2022

TOUR D’UNE DÉMARCHE EN TRANSITION

 

Depuis quelques années, mon travail, se cherchant, a poursuivi plusieurs pistes, puis a retrouvé une cohérence suite à une profonde remise en cause de mon approche. Tour du monde en transition rend compte de mes recherches depuis dix ans mais l’ensemble est revisité de manière à incarner un regard plus nuancé, lui aussi en transition. La diversité de formes que je déploie sert désormais la construction de récits pour cartographier l’existence contemporaine. Cette publication n’est pas la célébration d’un aboutissement mais plutôt un état des lieux.

 

Le cœur de ma pratique a été, depuis une bonne décennie, la représentation valorisante de lieux déclassés : certaines banlieues ; les recoins de l’ex-empire Soviétique reliés à l’aéroport de Beauvais par des vols low-cost ; les zones de désindustrialisation ou en voie de requalification économique… En parallèle, je vérifiais l’hypothèse qu’un portrait de ville se dégagerait d’un inventaire des objets contenus dans ses musées (Musées du monde, 2009 – 2015).

 

Dans ce travail de captation d’ambiance d’un lieu cible, le mode opératoire consistait alors à faire une étude du territoire qui générait un répertoire de pictogrammes. Ces représentations schématiques étaient le cœur d’une campagne de promotion touristique fictive. Elles devaient permettre une reconnaissance immédiate des caractéristiques les plus marquantes de l’endroit. Fidèles à leur logique publicitaire, elles transformaient des lieux de vie en lieux à consommer. Le processus correspondait à la réduction d’une ville à une liste de visites « immanquables » lorsque le tourisme de masse s’en emparerait.

 

Progressivement, des dessins d’observation, des collages et des photographies se sont ajoutés pour mieux cerner chaque endroit. Ils affinaient la représentation pictographique par l’addition de strates d’information, mais je procédais toujours dans une perspective de valorisation. L’ensemble des éléments était déployé selon le contexte de monstration et pouvait prendre des formes diverses (tableau, affichage dans l’espace public, assiette souvenir, peinture murale, fichier pdf, panneau routier, fresque en acier émaillé…). Les expositions qui conjuguaient ces éléments étaient conçues comme des syndicats d’initiative ou des stands de foire.

 

La lecture de la théorie de la traduction a provoqué une mise en cause de ce procédé de réduction qui était le point du départ de chaque projet. J’ai été interpellée par la distinction faite entre les traductions d’inspiration cibliste, ou bien sourcière. La première, qui favorise la lisibilité dans la langue d’arrivée, flatte les présupposés culturels des lecteurs de la traduction. Lawrence Venuti (1995) n’hésite pas à faire des parallèles entre l’approche cibliste et l’impérialisme, puisque la culture de la langue d’arrivée imposerait ses propres valeurs sur le texte d’origine. La source se trouverait colonisée, soumise. Cette approche serait fondée sur un modèle de dominant et dominé plutôt qu’un rapport entre égaux. Selon Antoine Berman (1984, 16) : « Toute culture voudrait être suffisante en elle-même pour, à partir de cette suffisance imaginaire, à la fois rayonner sur les autres et s’approprier leur patrimoine ».

 

L’approche sourcière, à l’inverse, confronte le lecteur à l’impossibilité d’une traduction fluide en raison de l’irréductible étrangeté du texte d’origine. Les choix du traducteur dans ce cas favorisent les spécificités du texte-source, quitte à rendre le lecteur perplexe. Ma démarche plastique jusqu’ici dans la représentation que je faisais de lieux périphériques a été clairement cibliste.

 

J’ai réalisé que mes pseudo-campagnes touristiques faisaient subir un formatage à ces endroits choisis justement parce qu’ils échappaient à la globalisation. Si l’intention était de questionner les hiérarchies résidentielles ou géopolitiques en faisant l’éloge de destinations improbables, j’agissais tout de même comme s’il était souhaitable que la périphérie ressemble au centre. En même temps, il m’arrivait d’être agacée en lisant des traductions sourcières, que je trouvais parfois absconses et donc infidèles à leur manière à la logique propre de la source. Quel juste milieu conviendrait ?

 

J’ai entrepris de nuancer mes représentations et d’acquérir quelques outils théoriques en passant une année à la fac (un Master 2 à l’Université Paris 8). Pendant cette période, j’étais sédentarisée et coupée de mon sujet habituel. J’ai eu l’intuition que l’addition du texte pourrait m’aider à singulariser mes représentations génériques, comme l’avait fait autrefois le dessin, le collage et la photographie. L’utilisation de textes trouvés servait effectivement cette fonction. Puis l’introduction d’anecdotes que je rédigeais à la première personne réoriente un travail de captation d’ambiance vers la construction de récits. Le livret téléchargeable Cartographie d’une année sans voyages (2018) a été une première tentative de trouver un nouveau langage combinant image et texte sans passer par des pictogrammes ; d’incarner une expérience de vie subjective et non plus un lieu physique présenté comme un fait.

 

Ce livret a mis ensemble des démarches administratives liées à ma naturalisation et des anecdotes sur l’occupation de la fac par des exilés ; des citations de panneaux d’information et des spams ; des textos reçus et des slogans de tee-shirt prélevés des poitrines parisiennes ; des graffiti et des pubs dans le métro... J’évoquais par petites touches cumulées la société de consommation et ses tensions sociales, mon rapport à la langue française et à la France, ainsi que l’irruption de la technologie dans notre intimité. Le face à face texte-image était envisagée comme un champ – contre-champ au cinéma. On multiplie les angles de vue au service d’un récit.

 

Par ailleurs, la création de deux sites Internet à cette période m’a permis d’expérimenter différentes manières de documenter ma démarche artistique : une approche ordonnée aux archives déréglée par des Détours qui surgissent à l’improviste (heidiwood.net), et la présentation en vrac d’éléments de recherche (nouvelles-du-monde.fr). À partir de 2020, mes tentatives de représenter l’actualité sociale et pandémique s’incarnent dans des Journaux mensuels, remplacés en 2022 par des livrets À la une.

 

Un projet du 1% artistique au Collège Aretha Franklin à Drancy (93) en 2020 a été l’occasion de renouveler mon approche de la valorisation de banlieues déclassées en intégrant mes recherches sur le patrimoine comme vecteur d’identité partagée. Le projet, ancré à nouveau dans une étude de territoire mais aussi dans des ateliers avec des collégiens, consistait à imaginer une nouvelle ville, appelée Alentour. Après avoir cartographié ensemble son patrimoine matériel et immatériel, nous avons monté un dossier fictif pour la faire classer patrimoine mondial de l’Unesco. Le scénario part ici de la perspective des habitants, ce qui constitue un pas vers une traduction sourcière. Cependant, leur participation implique la construction d’un récit consensuel, reconnaissable par le plus grand nombre. En cela, il renvoie à la réduction d’un lieu à un répertoire de pictogrammes. Le projet a donc également sa part cibliste.

 

Alentour, tout comme mes livrets téléchargeables, indique que ma période de transformation n’a pas débouché sur une table rase des formes employées mais plutôt sur la poursuite d’un balancement ancien entre le générique et le singulier. La consultation d’autres remue la « suffisance imaginaire » de mon regard. Le pictogramme a finalement été réhabilité pour sa lisibilité. Il fait désormais partie d’un arsenal d’outils au service de représentations stratifiées qui cherchent à révéler la complexité du monde. Ce qui caractérise ma réorientation est moins l’addition de moyens supplémentaires que le remplacement du positivisme publicitaire par un regard plus ironique sur les incohérences du monde.

 

Depuis cinq ans j’ai produit presque exclusivement des fichiers pdf et des réalisations monumentales dans l’espace public, sans œuvres de format intermédiaire. Ces productions situent ma pensée dans une négociation entre les démarches cibliste et sourcière. Un retour aux lieux d’exposition m’est désormais nécessaire pour décliner l’expérience contemporaine en expérience sensible.

 

Pour cette publication, qui porte les leçons de ces recherches en cours, les projets que je mène depuis dix ans, comme les ensembles de visuels et de textes hétéroclites, sont classés par thématique : existence contemporaine ; musées et patrimoine ; espace urbain.

 

La documentation de projets alterne avec des micro-récits construits à partir d’éléments divers. C’est dans ces flux que mon tournant narratif se dévoile, ainsi que l’étendue de formes qui constitue ma pratique. S’ajoutent des textes tout aussi divers : je rédige, je transcris, je délègue l’écriture aux autres (cf. les 3 pages de science fiction administrative rédigée par une haute fonctionnaire tenue au devoir de réserve dans la section Espace urbain).

 

Ces balancements entre générique et singulier, entre texte et image, entre affirmation de ma perspective et interrogation d’autres, reflètent ma conception de l’existence contemporaine comme une série d’allers-retours entre des lieux communs séduisants et des éléments perturbateurs. Je ne fais plus la promotion des plaisirs exotiques des périphéries, ou alors pas de la même manière. Je tente désormais de traduire mes déambulations entre le familier et le déroutant dans cette période de mobilité réduite qui s’éternise.

 

Heidi Wood

février 2022

Télécharger