LIÉS PAR LES IMAGES

La rapidité à laquelle se produisent, se fabriquent, se transforment et se distribuent les objets quotidiens est telle que leur usage tout aussi éphémère en vient à annihiler l’idée même de quotidien, de familier, de proximité, d’appropriation. Tout semble organisé pour que nous ne puissions avoir le temps de faire réellement nôtres des objets qui pourtant nous expriment et nous représentent, puisqu’à travers nos choix et nos utilisations ils ne sont que les prolongements de nos corps et de nos émotions. Si nous prêtons un tant soit peu d’attention aux choses et objets qui nous entourent, ils apparaissent tous, sans exception, comme l’envers ou le négatif de la forme de nos corps. Des chaussures, des maisons, des ouvres-boîtes, des vêtements, des sacs, des voitures, des chaises, tout cela est notre forme inversée. Sans tomber dans l’idolâtrie de la société de consommation – ce sont après tout des objets et non d’autres sujets –, on comprend mieux l’investissement affectif à leur égard lorsque l’on prend conscience que la moindre manipulation, de la plus légère à la plus forte, est au final une interaction avec la société des corps humains que ces objets représentent, reforment et recomposent. Ils nous refigurent, et ils signifient. Les formes, couleurs, textures, matériaux, tailles, poids de tous ces objets ne sont donc pas anodins, étant bien plutôt un mode de communication par codes avec les usagers et aussi un moyen de communication des usagers entre eux. Ce constat est banal et connu depuis longtemps. Il n’en reste pas moins que peu de personnes remettent en question ladite société de consommation, ses règles et ses normes, au point qu’un nombre considérable d’objets est souvent consommé économiquement sans que l’on ait eu le temps d’en faire usage physiquement — le cas des téléphones portables étant l’exemple le plus courant. Au mieux l’usage demeure symbolique, au pire il fait de nous des acteurs sociaux au service de l’économie, alors que c’est le système marchand qui devrait et doit être à notre service. C’est ainsi que depuis la naissance de l’industrialisation nous sommes progressivement devenus des objets pour d’autres individus qui nous considèrent tels.

 

Le caractère magique, envoûtant, ensorcelant de la marchandise – ce que Marx appelait le « fétichisme de la marchandise », du mot portugais feitiço, signifiant « magique » –, ne peut s’activer et fonctionner que si l’on y croit, comme en religion. Et les adorateurs de la marchandise ne manquent pas ; ils se comptent par milliards. Cela s’explique par le double caractère de la valeur attribuée à l’objet, ayant à la fois une valeur d’usage et une valeur symbolique, cette dernière excédant parfois la valeur marchande de l’objet — tel objet de famille, tel objet rare ou singulier pour lequel nous sommes prêts à dépenser des sommes importantes. Nous avons donc une propension à une sorte de « fétichisme psychique » relativement à l’objet, un surinvestissement affectif qui nous lie à lui, mais également, par son entremise, à tout un réseau d’affects, de codes et de signes humains quelque peu estompés, quasiment imperceptibles, mais toujours présents et continuant à vivre. L’une des caractéristiques du travail d’Heidi Wood est de rendre littéralement visibles les structures sous-jacentes, esthétiques autant que fonctionnelles, de nombres de codifications attachées aux objets, à leurs contextes et destinations. Son travail n’est pas seulement révélateur de situations visuelles et signifiantes qui passent souvent inaperçues par désintérêt ou par conditionnement, il est surtout transformateur. Les affiches qu’elle a réalisées pour l’exposition Vacances d’hiver montrent autrement les objets et leurs différents usages comme en les ouvrant, les découpant, présentant ainsi des éléments, des facettes, des aspects qui seraient restés occultés sans les diverses opérations effectuées. Ils signifient alors autrement, mais aussi autre chose, acquérant d’autres valeurs plastiques, esthétiques et artistiques.

 

La transformation que leur fait subir Heidi Wood se fait cependant à partir d’eux-mêmes, comme par mutations, évolutions, développements, ce que le jargon de la communication visuelle nomme des déclinaisons graphiques. Jouant des ambivalences des modes de réception des publicités, du design, des graphismes, de toutes sortes de signes, et des ambivalences des modes de production, de conception et de réalisation de ce vaste système de codes, Heidi Wood fait plus que détourner leur signification et destination. En dernière instance, elle resocialise tout un processus de significations qui aura consisté à l’origine à désocialiser pour mieux le faire circuler dans le système de la marchandise. Car enfin, les milliers de signes que nous lisons et interprétons quotidiennement sous la forme d’objets de toutes sortes – à l’exception de ceux qui sont strictement informatifs – ne servent qu’à attirer et à canaliser l’attention sur tout autre chose qui est généralement la vente… d’autres objets. Les panneaux que l’on trouve ici et là dans la rue possèdent toujours, au sens propre et figuré, un double discours : informatif et mercantile. Comme si l’on ne pouvait pas signifier, communiquer, informer sans aussitôt vous solliciter en vue de la vente future de quelque produit. On omet sciemment le fait que toute communication n’est pas intéressée et instrumentalisante. Du coup, la rue, l’avenue, la place, l’église, la maison, le rond-point, la pharmacie, la caserne de pompiers, l’hôpital, tout peut devenir ou est déjà signe marchand, la société tout entière devenant un hyper-logo, un signe d’elle-même comme système de marchandisation auto-productrice d’autres signes et d’autres logos.

 

Si, partant d’un système de symboles existant, Heidi Wood reprend, redessine, reconfigure, duplique, il faut alors prendre à la rigueur le caractère de symbole et de symbolique de ses affiches, à savoir deux éléments que l’on joint, que l’on réunit (du grec symbolon, « mettre ensemble »), autrement dit, un lien social qui s’établit entre celle ou celui qui imagine et produit le signe et celles et ceux qui le perçoivent et l’interprètent. Sachant qu’un symbole n’a de sens que s’il est compris et partagé par un groupe, une communauté, une société, les affiches d’Heidi Wood sont alors hautement symboliques plastiquement, esthétiquement et artistiquement, mais aussi symboliquement en tant qu’ils créent des signes de reconnaissances entre membres de la société, créant véritablement des liens entre personnes qui se reconnaissent en tant que sujets et non comme objets interchangeables. Traitant toujours la spécificité des lieux et des espaces, Heidi Wood a assurément recours à un système générique de signes, lequel s’insère toujours dans la singularité du lieu de sorte que ces œuvres font littéralement signe aux utilisateurs, s’adressent à eux, en l’occurrence les Chevillais qui devraient se voir et se percevoir comme reflétés en partie par elles. Les surprises négatives ou positives que peuvent créer les affiches d’Heidi Wood, voire la parfaite détestation, sont une autre manière de créer des liens avec les utilisateurs du paysage urbain, et ce qu’ils voient non seulement leur environnement habituel sous un autre angle et dans une perspective surprenante, mais en ce qu’ils comprennent par là même qu’une forme différente de participation sociale est possible, qu’une autre manière de percevoir est viable, qu’un autre imaginaire en société peut se concrétiser. L’espace public n’est jamais un donné que l’on manie comme n’importe quel ustensile, un objet à portée de main n’ayant d’autre valeur que celle de l’utilitaire, et que l’on met au rebut une fois décrétée son obsolescence. De manière subreptice tout autant qu’explicite et visible, les œuvres d’Heidi Wood démontrent que l’espace public est construit en permanence par celles et ceux qui le font, le pratiquent, le pensent, qui forment la société. L’idée de former étant à prendre aussi comme la forme que l’on donne à l’espace et au public de cet espace, un espace où signes et images tissent précisément des liens et ne défont pas les formes sociales.

 

Jacinto Lageira, 2011

Catalogue Vacances d’hiver

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