BANLIEUES

Le jumelage de villes de différents pays apparaît dans les années 1950, dans le but de favoriser le dialogue culturel et réduire ainsi les incompréhensions et les antagonismes qui avaient rendu possible les deux guerres mondiales et toutes les autres. Le jumelage est donc un projet de fraternité utopique, activé au niveau des communes, plutôt qu’à celui des États, toujours suspects de nationalisme et d’intérêts dits supérieurs.

 

Au même moment, le modernisme tardif trouve ses formulations les plus pures dans la critique d’art et la peinture abstraite américaines. Il y aurait donc une surprenante correspondance, au moins historique, entre ces deux utopies que sont le dialogue entre les cultures et l’affirmation d’une eschatologie moderniste ancrée nationalement.

 

Depuis, la pratique du jumelage a perdu en ambition avant-gardiste ce qu’elle a gagné en fonctionnement administratif et le vocabulaire formel du modernisme pictural a été largement récupéré par les professionnels de la publicité, de la communication, du graphisme et du design. À Limay, Heidi Wood met en relation ces deux héritages en proposant de jumeler cette petite ville des Yvelines et celle de Wheelers Hill, banlieue de Melbourne, en Australie. L’artiste imagine les offices de tourisme des deux villes, ornés de photographies, tableaux et peintures murales. Comme dans l’ensemble de son travail, le registre formel utilisé par Heidi Wood tient autant de l’abstraction géométrique que du logo et de la communication visuelle, troublant ainsi la nature de ce que l’on est en train de regarder. La greffe est d’ailleurs au principe de la plupart des procédures formelles utilisées : peinture à l’huile sur tissu d’ameublement synthétique, photographie et graphisme numérique en diptyque, confrontations de deux couleurs en aplat, coexistence du dessin d’observation et d’économies fictives complexes…

 

La banlieue, qui est à la fois le lieu et l’objet de ce projet, se définit elle-même comme greffon : fantasme d’union de l’urbain et du champêtre, rêve de ville nouvelle, elle répond également à des représentations fondamentalement différentes en France, où elle incarne l’exclusion et la menace, et dans le monde anglo-saxon, où elle est une zone résidentielle. Dans les deux cas, ce sont des questions d’image(s). Signalons enfin que lorsqu’une greffe ne prend pas, on parle de « rejet ».

 

Karim Ghaddab, 2012

Catalogue Banlieues

 

INTENTIONS

BANLIEUES, Les Réservoirs, Limay

9 mars – 15 avril 2012

 

Ma première idée, lorsque j’ai reçu la proposition de présenter une exposition aux Réservoirs à Limay, a été de jumeler cette ville de la lointaine banlieue parisienne avec son équivalente dans un autre pays. J’espérais explorer la réalité cachée derrière les perceptions radicalement différentes de la banlieue en France et dans les pays anglophones.

 

Quand les français pensent à la banlieue ils imaginent uniquement ses quartiers les plus difficiles. Les urbanistes définissent 751 « zones urbaines sensibles » (ZUS) en France. D’après Wikipédia, celles-ci se caractérisent par un taux de chômage élevé, une large proportion de personnes non diplômées et un faible potentiel fiscal. La proportion de personnes d’origine étrangère y est deux fois plus élevée que dans d’autres agglomérations et 60% des habitants des ZUS sont locataires de HLM contre 20% en moyenne ailleurs. Les Zusards étaient 4,4 million en 2006 (7% de la population). Entre 77,5 à 85% de la population française est urbanisée selon les sources. Les banlieues qui ne sont pas « sensibles » sont couramment appelées « villes ». Limay est sur la liste de zones urbaines sensibles. Pour les français, elle est donc une banlieue.

 

J’ai grandi en banlieue Australienne. Le terme suburbia évoque l’existence calme de la classe moyenne dans de vastes zones pavillonnaires parsemées de centres commerciaux énormes. Cet imaginaire correspond parfaitement à l’expérience que j’en ai faite. L’équivalent de la banlieue aurait été inner west (proche banlieue ouest), associée elle aussi à une concentration des maux sociaux, mais de nos jours ces quartiers se sont largement embourgeoisés.

 

J’ai commencé mes recherches d’une banlieue jumèle pour Limay en contactant des amis qui vivent à l’étranger. J’ai définit Limay ainsi :

 

C’est une banlieue très excentrée (presqu’en Normandie), une ville ouvrière construite dans les années 60 avec quelques grands ensembles et beaucoup de maisons individuelles. Les vaches broutent à proximité de l’industrie lourde. La municipalité est communiste.

 

Leurs réponses :

Camarade Heidi : L’idée de maires communistes aux Etats-Unis m’a bien fait rigoler. Je ne pense pas que soit possible en Amérique un élu qui professe ouvertement des convictions communistes… Nous autres américains aimons notre capitalisme ultra-libéral et hard-core avec une passion qui vire au fétichisme. En creusant un peu, il serait peut-être possible de trouver une communauté florissante dotée d’une économie de troc plus ou moins clandestine, mais seuls les marges les plus nuancées de notre conscience collective peuvent y avoir accès. Mais j’imagine que le rhétorique serait libertaire (Vivre libre ou mourir étant un de nos devises fondateurs) plutôt que communiste ou socialiste. Peut-être pourrais-tu plutôt comparer/contraster dans ton projet de jumelage de banlieues. Je suis convaincue que bien de villes aux US sont aussi profondément capitalistes que le sont tes communistes de l’UE.

(KC Bitterman)

 

Nous n’avons pas de communistes ici à Hong Kong. Nous avons une dictature bienveillante de spéculateurs immobiliers organisés par une bureaucratie énorme (Grande Bretagne + Chine = grande passion pour la bureaucratie). Nous croyons à peine en l’utilité d’aider notre prochain, sans parler d’autogestion communautaire.

(Tanya Hart)

 

En Angleterre, la banlieue et le communisme sont comme le jour et la nuit, tu ne les trouveras jamais ensemble ! En Angleterre c’est la banlieue et le conservatisme qui sont main dans la main. Si tu veux savoir à quoi pensent les gens qui habitent les banlieues anglaises, il faut lire the Daily Mail ( www.dailymail.co.uk ).

(Craig Dickson)

 

Face à la difficulté de trouver un équivalent exact, j’ai décidé de choisir une jumelle qui, comme Limay, corresponde à une définition nationale de banlieue. J’ai choisi celle que je connais le mieux : Wheelers Hill, 22 km au sud est du centre de Melbourne où j’ai vécu de 7 à 17 ans. Une visite récente a révélé qu’elle est devenue plus prospère et moins périphérique qu’elle ne l’a été au milieu des années 80, quand je l’ai quittée.

 

Chose intéressante : le site web de la municipalité de Monash, qui englobe Wheelers Hill, donne les numéros de portable de ses élus mais ne mentionne pas leur couleur politique. Quand j’ai appelé la municipalité, la personne de l’accueil n’était pas autorisée à dévoiler l’appartenance politique de la maire. Elle m’a transférée à plusieurs agents municipaux qui ne pouvaient pas me le dire ou ne le savaient pas. La Maire elle-même a répondu à mon mail pour expliquer que l’appartenance à un parti politique à un niveau municipal, comme être membre de n’importe autre club, est une affaire personnelle. Pour sa part, elle est affiliée au parti travailliste. J’ai appelé la mairie de Limay et posé la même question. La réponse immédiate était : communiste.

 

J’envisage les deux salles d’exposition aux Réservoirs comme deux syndicats d’initiative pour ces deux banlieues. J’explorerai le tissu urbain et l’ambiance des deux dans une série de tableaux, de peintures murales et de photographies.

 

Heidi Wood

janvier 2012

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