PRODUCTION SITE, Le 116, Montreuil

7 mars – 30 mai 2015

 

Promenons-nous dans les Wood. On y passe à travers des forêts de symboles dont les paroles ne sont pas confuses, au contraire. Tout est là, étalé sur les murs, et aussi sur le sol. On ne se perdra pas. Avec l'expo « Production Site », on vient au 116, le centre d'art de Montreuil, pour voir les bâtiments qui peuplent Montreuil mais autrement, en wall paintings qui ressemblent à des stickers géants aux couleurs primaires. L'extérieur est à l'intérieur : la ville est résumée à sa signalétique en aplats, un ensemble de panneaux et pictogrammes qui en effacent le vécu ou, plus précisément, le recouvrent. Car les formes en sont épurées, révélées, en quoi Heidi Wood mime la fonction d'un art qui fait supposément du bien par où il passe, en « rédimant » ou « relevant » le réel, en permettant au visiteur de voir son quotidien autrement, plus bio, plus dynamique, de voir la vie en jaune citron et rouge tomate. Mais dans le même temps, le travail de l'artiste est également distancié, puisque l'urbanisme y apparaît comme un ensemble de signes ne renvoyant qu'à eux-mêmes.

 

De fait, l'œuvre de Heidi Wood, même si elle se déploie en artefacts auxquels on peut, à juste titre, appliquer des catégories du jugement de goût et trouver un plaisir sensoriel, est aussi conceptuelle. Avec « Production Site », l'artiste remplit en le détournant un contrat bien connu : l'argent public finance (pas très haut) une commande pourvu que celle-ci réponde aux exigences de « valorisation » du « lien » social et du « tissu » urbain local. « J’incarne ces clichés pour jouer le rôle de l’artiste officiel, s’amuse Wood. J’essaie d’attirer l’attention sur le fait que si on en fait une condition préalable pour le financement et l’exposition de l’art, on aboutira à une diminution du champ des possibles et à une réduction des ambitions. »

 

L'exemple le plus frappant de cette réduction paraît a priori être une série d'assiettes-souvenirs comme on en collectionnait jadis, présentée dans une vitrine au fond de la deuxième salle : le pittoresque kitsch attendu y a été remplacé par des images de pylônes électriques en version minimale et impressionniste. Sauf qu'en réalité, il n'y a pas vraiment d'ironie ici. Plutôt un écho à cette déploration (et cet espoir) de l'écrivain Céline dans Mort à Crédit : « Celui qui changera le réverbère crochu au coin du numéro 12 il me fera bien du chagrin. On est temporaire, c’est un fait, mais on a déjà temporé assez pour son grade. (…) Si les choses nous emportaient en même temps qu’elles, si mal foutues qu’on les trouve, on mourrait de poésie. »

 

Cet effort pour remettre de l'intimité dans les objets manufacturés s'inscrit dans un projet commencé en 2010 à Chevilly-Larue et intitulé « Vacances d'hiver ». A l'époque, Heidi Wood avait demandé aux Chevillais de lui apporter des objets personnels, dont elle avait décliné les images sur des trousses à crayons, des affiches, des gadgets divers vendus au marché de Noël. Sans trouver preneur, toutefois, tant la « privation de monde », pour reprendre l'expression du philosophe Franck Fischbach, est effective : les objets avec lesquels nous vivons ne font plus pour nous « monde ». Ils sont littéralement immondes, ne nous semblent pas dignes d'être aimés.

 

Donc, le paysage urbain que Heidi Wood peint au 116 n'est pas une plaisanterie : tout en étant parodique, il l'est au sens littéral, pour être chanté à côté de l'ode, sur une musique connue, pour rechampir à défaut de réenchanter. L'artiste travaille à partir de photographies, analyse, trie, « décante », dit-elle, jusqu'à obtenir des figures « génériques » qui ne correspondent pas nécessairement à des bâtiments réels, mais à un habitat. Pour la période récente, ceux qui se repèrent de toute évidence à Montreuil sont le moderne collectif, le contemporain et l'industriel. Wood propose entre autres des études de façades, où elle pointe l'opposition entre l'organisation en « grille » et celle en « antigrille » : par exemple, pour ce second cas, de la dernière décennie, les fenêtres jetées sur des imbrications de couleur. Ces études étant peintes sur du tissu d'ameublement, il y a doublement de la façade comme décor, comme peau, mais aussi comme mue : Heidi Wood indique que ses tableaux, quand ils ne sont pas achetés, sont détruits au bout de cinq ans. Un geste cohérent avec celui, inverse, que les visiteurs peuvent voir au 116, puisque l'exposition étant évolutive, l'artiste développe ses peintures murales jour après jour, fait croître ses bâtiments « génériques », les transforme en moteurs, comme si la forme produisait nécessairement de la forme.

 

C'est un des sens du titre « Production Site » : une usine à formes. Montreuil rentre d'un côté, par l'œil, par la photo, il ressort en peinture de l'autre côté, continûment, pendant la durée de l'expo. Mieux, même : l'artiste est présente sur place, elle a aménagé son atelier au milieu, dans le passage entre les deux salles principales du 116. Elle travaille durant les heures d'ouverture au public, ou en dehors, c'est selon. En tant que « prestataire social de la Ville de Montreuil », Wood se demande donc légitimement ce que cette situation change à son travail, ce qu’elle produit, en plus d’une série d’artefacts ou d’une performance. De la présence ? Du lien ?

 

La réponse est que, s'il est clair que l'art ne répare rien, n'améliore la situation sociale de personne, peut-être peut-il au moins se donner comme principe vital, comme geste, comme élan, se rendre partageable. Car ce qui se partage avant tout, plus que l'œuvre, c'est le travail. On est loin avec Heidi Wood de l'art « participatif » des années 90, cependant : les visiteurs ne jouent pas avec des éléments à « activer » ou « réactiver ». Ils arrivent sur un chantier de production, où ce qui se produit (se met en scène) est la production même et ils voient, simplement, que l'artiste est un o(e)uvrier comme un autre.

 

Eric Loret

avril 2015

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