UNE PEINTURE POPULAIRE ?

Une oeuvre d'art actuelle doit supporter la comparaison de fait

avec n'importe quel objet fabriqué. Le tableau-artiste est faux et périmé.

Le tableau-objet est seul capable de subir la comparaison et de résister au temps.

 

Fernand Léger

 

Selon les ethnologues anglais de la fin du XIXe siècle tel Alfred Cort Haddon, l'évolution du décor depuis la Préhistoire initie les prémices de l'histoire culturelle des formes, liant dès l'origine l'art et la notion de décoratif.[1] A l’automne 2013, le musée national Fernand Léger et le musée d’histoire et de céramique biotoises invitent l’artiste australienne Heidi Wood à poursuivre ce dialogue entre beaux-arts et arts appliqués, en lien avec la distinction pertinente établie par Léger entre tableau de chevalet et peinture ornementale. De cette rencontre inédite est née l’exposition Décor d’une vie ordinaire, conçue en deux volets.

 

Expérimentant la picturalité sur tous supports, Heidi Wood croise deux temporalités (universelle et contextuelle) au gré de ses voyages et de ses résidences de création : « J’explore l’utilisation de pictogrammes dans la simulation et l’évocation d’un monde idéalisé. Je continue à concevoir des répertoires de formes en regard d’un contexte précis. Mais ces formes ne sont plus proposées à travers des séries photographiques pour devenir (éventuellement) des tableaux : l’oeuvre matérielle disparait. Je lui préfère des environnements éphémères ». Poursuivant son infiltration picturale du réel par un vertigineux marketing autopromotionnel, Heidi Wood détourne la fonctionnalité des objets en utilisant leur potentiel visuel (panneau d'affichage ou routier, fanion ou trousse, assiette décorative ...). Avec la série des Serving Suggestions initiée en 2001 (tableaux abstraits intégrés à des intérieurs d'esprit moderniste), l'artiste prend acte de la banalisation de l'oeuvre d'art réduite à une image, telle qu'annoncée par Walter Benjamin en 1935.[2]. Ses mises en scène de type publicitaire transforment en conséquence le spectateur en consommateur.

 

A Biot, Heidi Wood fait ainsi dialoguer ses paysages pictographiques avec l’esthétique progressiste de Fernand Léger en lien étroit avec la ville où le peintre normand pratiqua la céramique entre 1949 et 1955. Le thème urbain sert de fil rouge entre ces trois réalités car il constitue un enjeu central dans l’oeuvre de l'artiste. En effet, Fernand Léger s’enthousiasme dès les années 1920 pour l’innovation tant architecturale que sociale développée par le Style international et mise en oeuvre par ses amis Le Corbusier ou Robert Mallet-Stevens. Lucide, il revendique néanmoins l’intégration de la peinture dans l’architecture et la reconquête par les artistes de l’impact visuel généré par la publicité. Lors du Salon de l'aviation à Paris en 1912, il prend acte avec Marcel Duchamp et Constantin Brancusi de la concurrence de l'objet industriel, en l'occurence une hélice. Si Duchamp cesse de peindre au profit d'une conceptualisation de l'acte artistique, Fernand Léger opte pour une stratégie d'intégration de la peinture aux projets d'art total tels que l'architecture, le cinéma ou le spectacle. Convaincu que l'art est un moyen et non une fin, il découvre le peuple lors de la Première Guerre mondiale qu'il passa sur le front aux côtés de mineurs, d'artisans ou de terrassiers. Cette rupture lui fait prendre conscience que la quasi-abstraction à laquelle aboutit alors sa série cubisante des Contrastes de formes l'éloigne de l'homme de la rue. Lors des fameux débats à la Maison du peuple en 1936 qui l'opposent aux tenants du réalisme socialiste dont Aragon, il revendique la nécessité d'une éducation artistique pour tous et refuse l'instrumentalisation de l'art à des fins démagogiques ou individualistes : "Si nos oeuvres n'ont pas pénétré dans le peuple, c'est la faute, je le répète, à l'ordre social actuel et non pas parce que ces oeuvres manquent d'humanité".[3] Il illustre désormais son concept de nouveau réalisme par la valorisation de l'objet quotidien au détriment du sujet romantique sévissant depuis la Renaissance italienne. En 1923-24, il affirme ainsi que « Le Beau est partout, dans l'ordre de vos casseroles, sur le mur blanc de votre cuisine, plus peut-être que dans votre salon XVIIIe siècle ou dans les musées officiels ».[4] Au moyen de sa théorie des contrastes, il revendique la beauté des moyens purs du peintre (ligne, forme, couleur).

 

Avec son projet Sister Suburbs initié en 2011, Heidi Wood dresse l’état des lieux de cette histoire progressiste de l’art du XXe siècle au regard de l’actuel environnement péri-urbain, souvent dédaigné au profit du centre-ville jugé plus patrimonial. L’hommage qu’elle porte à la banlieue constitue ainsi une invitation à regarder autrement le paysage construit, ses codes visuels mais également ses contradictions. Entre ironie et militantisme, l’artiste revisite la fonction sociale de l’art située au coeur de l’utopie des avant-gardes. Marquée par l'esthétique constructiviste de Malévitch et du Bauhaus, elle interroge la capacité de l'art non-figuratif à fusionner avec la vie quotidienne. Quelle relation le peintre peut-il concrètement établir avec ses concitoyens ? L'appropriation généralisée des topos de l'abstraction géométrique par la communication visuelle et le design s'analyse-t-elle comme une victoire ou une faillite du courant moderne ? Quelle place occupe l'artiste dans l'économie aujourd'hui mondialisée des biens et des services ? Comme l'énonce Nicolas Bourriaud, (...) "le glossaire abstrait permet de rendre compte d’une réalité visible (architecturale, sociale ou économique) que le capitalisme a transformée en tableau abstrait".[5]

 

Prestataire au service de sa propre démarche créatrice, Heidi Wood apporte une réponse par l'application d'un protocole visuel d'interrogation à partir des signes que lui renvoient les territoires qu'elle traverse. Le renouvellement du regard qu'elle propose questionne les valeurs qui sous-tendent notre époque et par conséquent le regard que nous portons sur elle. En cela, Heidi Wood incarne d'évidence l'utopie pertinente des avant-gardes du XXe siècle : le monde changera d'abord grâce au regard lucide porté sur lui.

 

Dans l'exposition en diptyque Décor d'une vie ordinaire, l'artiste propose un dispositif réjouissant de mise en abyme. Acteur malgré lui d'un reality show, le public est invité au musée à admirer l'espace domestique dans lequel il vit. Spatialisée, la peinture rend l'espace concret en (re)plaçant l'homo erectus en son centre. Au musée national Fernand Léger, le volet Grand ensemble immerge ainsi le visiteur dans une oeuvre d’art totale reconstituant un appartement standardisé de type HLM. Entre beaux-arts, art appliqués et goût populaire, l’artiste s’amuse du statut ambigu de ses oeuvres qu'elle réalise elle-même ou dont elle délègue la production à des tiers. L’art est-il soluble dans le décoratif ? Des panneaux routiers au motif floral sont accrochés sur des peintures murales en aplats monochromes évoquant des poncifs de l’architecture anonyme des banlieues. Des sculptures blanches en forme de plans de sol d’immeubles sociaux sont détournées : elles servent de présentoir pour des assiettes souvenir en porcelaine représentant un pylône électrique.

 

Au musée d’histoire et de céramique biotoises, le volet Pavillon propose un dialogue vivifiant entre les collections retraçant la vie quotidienne dans ce beau village provençal et les oeuvres à l’esthétique industrielle de Heidi Wood. Renforcé par un jalonnement routier constitué de 5 affiches aux motifs floraux ou architecturaux sur des fonds en aplats colorés, ce parcours biotois suscite une interaction dynamique entre deux réalités urbaines du territoire de la Côte d’Azur, l’une au musée Léger sur le thème du dialogue entre peinture et architecture bon marché et l’autre au musée d’histoire et de céramique en lien avec les métiers d’art et l’objet quotidien.

 

Pour Fernand Léger et Heidi Wood, la force de la peinture s'incarne dans une pédagogie visuelle capable de s'opposer à l'aliénation de l'homme par l'homme. Leur stratégie de mise à distance du réel permet de regarder ce dernier plus intensément, avec bienveillance mais sans romantisme. Au-delà du tableau, peut-on habiter la peinture ? Notre habitat standardisé témoigne-t-il d'un art savant accédant enfin à la popularité ? En nous proposant des clés de réponse, Heidi Wood enrichit à son tour l'histoire culturelle des formes.

 

Diana Gay, 2013

Catalogue Décor d’une vie ordinaire

 

[1]      Guitemie Maldonado, « Chapitre 1 / Archéologie du terme » in Le cercle et l'amibe. Le biomorphisme dans l'art des années 1930, Paris, INHA/CTHS (« Les Essais de l'INHA »), 2006 [en ligne], mis en ligne le 7 décembre 2010, consulté le 10 août 2013, http://inha.revues.org/2876.
[2]     Walter Benjamin, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2003.
[3]     Fernand Léger, « Le nouveau réalisme continue », Fonctions de la peinture, Paris, Gallimard coll. Folio Essais, 2009, p. 197.
[4]     Fernand Léger, « L'esthétique de la machine, l'objet fabriqué, l'artisan et l'artiste», ibid, p. 88.
[5]     Nicolas Bourriaud, Sarah Morris. Mechanical Ballet, catalogue numérique de l'exposition au musée national Fernand Léger (17 novembre 2012-4 mars 2013), [en ligne], p. 5, consulté le 13 août 2013, http://www.musees-nationaux-alpesmaritimes.fr/library/Sarah%20Morris/SarahMorris2MN2012BD.pdf

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