NE DORMEZ PLUS, 2022

NE DORMEZ PLUS

 

En lieu et place d’un monde divers, fait de phénomènes toujours nouveaux, d’évènements qui font rupture et de réalités qui résistent, s’impose partout l’achèvement du “nihilisme”, processus par lequel, sous l’avalanche des “nouvelles” et des “notifications”, plus aucun événement ne survient, plus rien ne semble jamais plus devoir arriver.

 

Barbara Stiegler - Du cap aux grèves (Verdier, 2020)

 

Heidi Wood est attentive à la polyphonie des signes qui participent de nos paysages quotidiens. Qu’ils soient commerciaux, à caractères informatifs, économiques, culturels, sécuritaires, politiciens, médiatiques ou autres, les signes ont envahi nos espaces visuels et cognitifs. Ils organisent la société au sein de laquelle nous existons. Ils sont si bien intégrés que nous ne les voyons et ne les lisons plus vraiment. Nous entretenons un rapport intuitif avec eux. Ils sont pourtant omniprésents et influent sur nos corps. Une grande partie des œuvres de l’artiste nous invite non seulement à questionner la violence de cette ultra métaprésence, mais aussi à comprendre ses incidences sur nos comportements, nos choix, nos relations aux autres et aux lieux. Parce qu’ils nous affectent directement et/ou insidieusement, les signes sont devenus une ressource, une matière à (re)penser le monde.

La multiplication des signes injonctifs est prégnante dans les villes et plus particulièrement dans les zones dites déclassées : les zones commerciales, les pourtours plus ou moins proches des centres-ville, les territoires périurbains. Ce sont ces espaces qu’Heidi Wood a observé, pratiqué et analysé pendant plusieurs années. Il en résulte des projets critiques qui plastiquement adoptent un langage formaté : des chiffres, des signes, des graphiques, des logos, des couleurs franches, visibles et lisibles. L’artiste s’approprie le langage visuel de celles et ceux qui fabriquent des écritures stratégiques. Elle compose avec les codes de ces moyens de communication à la fois pédagogiques, basiques et autoritaires pour fabriquer un espace critique. Pour cela, elle s’empare et détourne des pictogrammes, des systèmes de logos, des typographies, des couleurs, des mises en page et des mises en forme des signes. Elle se saisit de l'efficacité des écritures conditionnantes et aliénantes pour formuler ses inquiétudes, ses réflexions et pour y retrouver du sens. Pour aussi nous inviter à remobiliser nos pensées critiques vis-à-vis de ces milliers d’injonctions, incitations, assignations ou interdictions. Elle nous engage à en comprendre les usages et les objectifs, mais aussi à réintroduire de la nuance, de la distance et de l’épaisseur dans l’imaginaire commun. Par le détournement et le retournement critique, Heidi Wood propose la réactivation d’un regard collectif agissant vis-à-vis des méthodes de communication brutalement imposées. Des méthodes formatées plastiquement et idéologiquement qui consolident les normes, asservissent et conditionnent le corps social.

Récits critiques

Alors, comment le corps social s'accommode, subit ou déjoue ces modes imposés ? Une question à entrées multiples qui est devenue le moteur d’une remise en question totale et profonde de sa pratique artistique. Depuis quelques années, Heidi Wood développe une analyse critique de ses œuvres pour ouvrir de nouvelles perspectives et de nouvelles manières de faire de l’art. Elle se concentre depuis sur un vaste sujet, celui de l’existence contemporaine, la sienne et la nôtre. Au moyen de livrets accessibles au format PDF (téléchargeables et dématérialisés), elle développe une réflexion critique des modes d’existence occidentaux. En filigrane, l’artiste recherche une manière et un moyen pour situer sa parole en tant que femme, en tant qu’immigrée, en tant qu’artiste, en tant que citoyenne. Une recherche qui passe par la création d’un langage situé.

Heidi Wood construit un projet au long cours : Journaux (janvier 2020 - décembre 2021). Chaque mois, elle met en ligne et diffuse par email un livret numérique formé de onze pages. Pensée comme un terrain d’expérimentation narrative, chaque édition est nourrie de réactions à l’actualité, de situations vécues, d’éléments de textes prélevés dans la rue, de statistiques, de sondages ou encore de paroles énoncées dans les médias. L’artiste est effectivement très attentive aux médias, à la restitution de l’actualité, en mots et en images. Des manifestations des Gilets Jaunes à la pandémie qui recouvre notre actualité depuis plus de deux ans maintenant, rien ne lui échappe. Heidi Wood se confronte à une pluralité de problématiques : les violences policières et administratives, le racisme systémique, l’islamophobie, les féminicides, les interdictions légalisées, le respect de l’État de droit, l’écologie, le complotisme, le contrôle des corps, la surveillance, la gestion des images, les maltraitances animales, la distanciation sociale, les revendications féministes, les choix alimentaires, la société de consommation et son spectacle quotidien. Elles s’entrecroisent, voire s’entrechoquent au fil des pages et des éditions. “Par la juxtaposition de traces, je compose et je cherche à faire sens. À rattraper les signes flous, incomplets, pour en faire des récits critiques.”[1] L’artiste met en dialogue des motifs photographiés dans la rue, des extraits de discussions rapportées et des éléments d’informations prélevés dans les journaux (français et australiens) ou sur Internet.

L’entrelacement produit la critique et met en exergue le cynisme ambiant. Une affichette nous informe par exemple qu’une chienne nommée Espérance est perdue, une récompense est promise si elle est retrouvée. Sur les murs, pancartes de manifestations ou affiches, nous lisons : Contempler le vide / Arrêtons de placer la barre si bas pour les hommes / L’école est finie - le contrôle continu(e) / sous les masques le souvenir des sourires / PARTRIARCACA. Le texte, qu’il soit sauvage ou autorisé, est envisagé comme un matériau plastique et politique. Des tags, des affiches arrachées, des superpositions de messages, des commentaires, des publicités : “Je traque le formatage de nos échanges opéré par les outils numériques. Je guette les traces de l’actualité aussi bien dans l’espace urbain que sur nos écrans d’ordinateur. Je donne une place nouvelle à l’absurdité et à l’aléatoire.” Un travail de création narrative que l’artiste déplace depuis le début de l’année 2022, vers une nouvelle série de livrets numériques intitulée À la Une, où elle explore d’autres récits, ceux d’expériences et d’interrogations personnelles. En creux des livrets diffusés pendant plus de deux années, Heidi Wood construit un autoportrait où se télescopent ses préoccupations, ses doutes, ses questions, ses exaspérations, ses incompréhensions, ses luttes et ses colères.

Sortir du silence

Les livrets accompagnent et visibilisent une réflexion au long cours à propos de l’existence contemporaine - une existence à la fois individuelle et collective. Ils installent en filigrane une question : qu’est-ce qui fait culture ? Baptiste Morizot, philosophe, en propose une définition : « Une culture c’est ce qui, comme personne et comme corps social, te transforme, fait de toi un corps plus intelligent et plus sensible, plus à même d’avoir de la justesse à l’égard du monde qui te fait, que tu prends désormais mieux en compte »[2] Heidi Wood recherche cette matière insaisissable et potentiellement transformatrice dans les détails, les fragments de discours, les situations fragiles. Par ses expérimentations visuelles et narratives, elle interroge un état du monde situé à sa proche échelle. Elle met en lumière les liens, les barrières, les actions, les impuissances, les combats, les lâchetés, les paradoxes qui sont constitutifs d’une culture partagée et nourrie par un groupe. Parce qu’elle fait le choix de s’attacher à une esthétique stratégique, médiatique, commerciale et politique, l’artiste dévoile une facette aussi trouble que troublante d’une culture conditionnante occidentale. Sur le terrain, principalement dans la rue, elle mène une étude où différents cas, débats, profils se succèdent. “C’est dans la juxtaposition de traces laissées par d’autres que le récit est construit, qu’un point de vue s’affirme. Les dialogues servent aussi à me situer en spectatrice curieuse. L’interprétation lors de la lecture m’échappera toujours.” Heidi Wood préfère le statut de scribe à celui de prophète, elle ouvre des pistes, des voies possibles pour une réflexion commune. En ce sens, la juxtaposition porte autant de propositions que de perturbations. Elles génèrent une nécessité, celle de nous éveiller, de nous réveiller, de produire de la pensée, de l’analyse, de la critique pour nous émanciper d’un asservissement organisé et consenti.

Un asservissement des corps entretenu par les médias mainstream qui favorisent des messages efficaces, une pensée limitée et formatée déclamée à coup de formules valises, punchlines, de hashtags, de slogans volatiles, de fake news, de phrases non terminées. Les ingrédients du “lent poison” contre lequel Barbara Stiegler se dit déterminée à lutter.[3] Si l’intention de l’artiste n’est pas militante, ses livrets génèrent un constat, dont les mots et les images sont les symptômes d’une crise sociétale, politique et culturelle profonde qui s’est structurée dans un temps long. Les Journaux nous amènent à penser les enjeux et les conséquences de cette crise. Puisqu’à travers eux toutes les interprétations sont ouvertes, nous pouvons y déceler la critique d’un immobilisme, d’une fuite individualiste ou d’une sidération collective. Prise dans un mouvement où immédiateté et coup d’éclat priment, la pensée se trouve en effet paralysée, elle s'essouffle et s’érode. « Notre époque est abêtie par le filtre d’écrans où sévit une nouvelle pensée quasi démente, par sa simplification, sa disproportion et sa moralisation de tout ».[4] L’heure est à la schématisation, à la binarité extrême, aux dogmes réducteurs, à une communication qui se résume à quelques caractères, GIF, stickers et emojis. Depuis longtemps déjà, nous assistons à une simplification systématisée de la pensée qui mène à une pensée totalitaire, stérile et abrutissante. Les articles développés ont laissé place aux commentaires acerbes, aux tweets, aux pouces levés ou retournés, à des idées qui doivent être limitées à quelques signes. Nous n’avons plus le temps. Hartmut Rosa parle d’une crise moderne qui est « toute entière une crise de la relation au monde, une crise du rapport institutionnel et culturel que la société entretient avec le monde, crise qui, au stade de la modernité tardive, ébranle jusque dans ses fondements le mode de reproduction de cette formation sociale ».[5] Une crise structurelle qui, selon le sociologue et le philosophe allemand, réduit le monde au silence, à une forme d’inaction généralisée.

Il s'agit alors de sortir du silence, de refuser l’impuissance, de nous défaire d’une esthétique aseptisée, de contrer, par la contestation et la contradiction, l’endormissement organisé des consciences. Le philosophe, Aurélien Berlan écrit que « la mégamachine n’est pas un bulldozer qui nous écrase de l’extérieur, c’est plutôt une matrice dont nous sommes toutes et tous, bon gré mal gré, partie prenante. Nous ne sommes pas hors d’elle. Nous sommes en elle et nous en sommes même les composantes de base. Il faut donc cesser de jouer notre rôle de petit rouage docile, que ce soit comme consommateurs, salariés ou citoyens » .[6] Par ses livrets, Heidi Wood nous informe de l’urgence à saboter, individuellement et collectivement, ce système où la perte de sens est prônée. D’une manière humble et directe, l’artiste nous confie autant ses inquiétudes quant aux enjeux présents, que son amour envers son époque, ses complexités et ses confusions. Les Journaux nous engagent à nous mobiliser pour fabriquer un espace où une critique de l’information-spectacle peut s’installer durablement.

 

Julie Crenn

février 2022

Notes /

[1] Les citations de l’artiste, datée du mois de février 2022, sont extraites d’échanges téléphoniques et d’emails.

[2] MORIZOT, Baptiste. “Nouer culture des luttes et culture du vivant” in Socialter, janvier 2021.

[3] STIEGLER, Barbara. Du cap aux grèves - Récit d’une mobilisation 17 novembre 2018 - 17 mars 2020. Paris : Verdier, 2020.

[4] DUMONT, Bruno. Entretien. Le Monde, 25 août 2021.

[5] ROSA, Hartmut. Résonance - Une sociologie de la relation au monde. Paris : La Découverte, 2021, p.657.

[6] BERLAN, Aurélien. Entretien. Reporterre, 4 janvier 2022.

 

 

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