ENTRETIEN, REVUE-BANCAL.FR

Entretien avec Pierre Rabardel, sculpteur, photographe et ergonome, pour le site revue-bancal.fr

Mise en ligne le 20 novembre 2020

 

Pierre Rabardel :

... tu m'as dit tout à l'heure que tu te sens encore dans un moment de transition

 

Heidi Wood :

Je me suis sentie de plus en plus bloquée dans mon parcours artistique. J'avais mis en place un système qu'il fallait bousculer.

Mon travail s'appuyait sur une sorte de tourisme alternatif où j'allais dans des endroits un peu déclassés pour réaliser des campagnes de promotion touristique décalées. Une ville de banlieue d'île de France, des recoins de l’ex-empire Soviétique, des zones désindustrialisées, des destinations désenclavées par les vols low-cost... Je réalisais un répertoire de pictogrammes exprimant l'essentiel physique de ces lieux, comme des sortes de sous-titres. Et je produisais des œuvres à partir de ce répertoire. Ça pouvait être une campagne d'affichage sur les panneaux publicitaires d'une ville, des assiettes souvenir, des bibelots touristiques ou un syndicat d'initiative fictif, par exemple.

Ça a duré dix années de voyage et de tourisme studieux. Progressivement ça m’a semblé trop simpliste par rapport à la complexité des endroits que je visitais : cette façon systématique de poser un regard pictographique sur les lieux avait tendance à affaiblir leur spécificité, ne leur rendait pas vraiment justice. La lecture de la théorie de la traduction et la distinction entre traduction cibliste et sourcière m’a mise devant les limites de mon approche.

Alors j'ai décidé de faire une pose d’une année et je me suis inscrite à Paris 8 pour me donner un outillage théorique pour repartir.

 

... ?

 

Quand on fait une traduction soit en favorise les lecteurs, c'est le choix cibliste qu’on assimile parfois à une colonisation du texte d’origine. Soit on privilégie la source, quitte à rendre perplexe le lecteur : c'est la traduction sourcière. Cette théorie m'a permis de remettre en cause radicalement ma façon résolument cibliste de procéder. La lisibilité privilégiée par la voie cibliste produit un éloignement de la source, un formatage. En suivant cette voie, au lieu de rendre hommage à ces lieux particuliers que j'affectionne, je participais à l'aplatissement de leur spécificité.
J'ai pris conscience qu'il y avait dans cette pratique une idéologie, à l'œuvre malgré moi, qui ne correspondait pas aux valeurs auxquelles je pensais adhérer.

 

C'était ça que j'étais venu chercher à la fac et aussi une étape ultime d'apprentissage de cette langue française, qui n'est pas la mienne et qui m'échappe toujours, pour pouvoir intégrer l'écriture dans mon travail. Si je tiens à écrire en français c’est parce que je vis en France. Avec l'idée que le travail visuel pouvait être amélioré, devait être complexifié par une couche de lecture.

 

À Paris 8 j'ai travaillé sur "Fish Story" d'Allan Sekula, une œuvre très représentative de la pratique vers laquelle je voulais aller. Sekula utilise de façon exemplaire textes et images en champ contre-champ pour étudier le transport maritime et permettre une compréhension fine du contexte politique. Réalisée à partir de 1989, c’est une œuvre qui marque une rupture avec sa pratique d’avant de Marxiste engagé ayant une écriture militante. Il se renouvelle, cherchant une manière détournée de poursuivre la lutte des classes à l’ère post-communiste, tout en intégrant l’essor de la politique identitaire.

 

En parallèle de ce travail en direction du texte j'ai commencé à construire une nouvelle écriture visuelle en utilisant des éléments du monde pour le projet spécifique de cette année là :"Cartographie d’une année sans voyage". On y trouve notamment des extraits de correspondance administrative liée à ma naturalisation et des anecdotes sur l’occupation de Paris 8 par des exilés.

 

Le journal que j'envoie dans les boites mails prolonge cette écriture visuelle et textuelle. Je l’ai commencé avec les gilets jaunes en cherchant des traces de conflit dans la rue, mais aussi en réfléchissant autour des nouvelles pratiques inadmissibles de surveillance, genre "évaluez votre livreur". On demande constamment à chacun de nous de fliquer ceux qui nous fournissent des services. Dans ce premier journal j'ai mis en parallèle ces transformations profondes des rapports entre les consommateurs et les travailleurs avec les tensions sociales dont témoignaient les manifestations des gilets jaunes. Ensuite le Covid est arrivé et c'est devenu mon journal confiné.

 

Avec le journal ce sont aussi des mots qui arrivent dans tes œuvres ?

 

Au début les mots étaient absents de ma pratique artistique puis ils sont montés progressivement dans l'entourage de mes tableaux alors qu'ils étaient déjà, par ailleurs extrêmement présents dans mes activités d’enseignement d’anglais, de traduction et de sous titrage. Dans mon cheminement actuel il y a une unité de mes activités qui se construit. Le travail des mots qui était alimentaire devient partie intégrante de mon travail artistique.

Ce « tournant narratif » remonte à mes origines australiennes, pays dans lequel toute culture élitiste est extrêmement suspecte. Très peu d'artistes visuels y ont une reconnaissance dans l'espace public culturel. La seule forme culturelle qui soit admise au sein de la culture populaire c'est raconter des histoires.

La cohabitation texte image est la forme narrative vers laquelle je vais maintenant. J'ai débuté par la peinture abstraite, poursuivi vers un détournement de la communication (des logos, panneaux indicateurs, des slogans publicitaires etc.) et maintenant vais vers un langage au service d'un regard sur le monde.

 

Et ton site internet ?

 

Suite à mon année universitaire, je l’ai refondé afin qu'il devienne moins prévisible, un parcours avec des embuches. J'ai rajouté des fonctionnalités un peu décalées. Par exemple des propositions de détour surgissent dans les diaporamas. On est en train de regarder des peintures ou autre et une carte Détour surgit, si on clique on se retrouve sur une autre page avec des images, des bribes de texte, tout ça pas très cohérent, une sorte d'ambiance où on avance, et puis à un moment donné on se retrouve propulsé ailleurs dans le site. Les détours sont des moments d'absurdité qui viennent dérégler la visite de mes archives.

Il y a aussi Oracle une sorte de jeu de carte électronique avec tirage aléatoire qui formule des prophéties, des bouts d'analyse complotistes, ce genre de choses. Ça ressemble à un jeu de divination mais on ne sait pas vraiment ce que c'est. Je cherche à restituer l'ambiance Covid, la soif de réponses et l’impossibilité d’en avoir. L'esprit d'un lieu, d'un temps.

 

Tu as quitté ta galerie il y a quelques années ?

 

La relation était devenue stérile et aboutissait à un blocage mais je pouvais d'autant moins lui en vouloir puisque je n'étais plus convaincue moi-même de l'intérêt de ma démarche. J'étais déjà dans un processus de travail où ma recherche fondamentale se faisait sur ordinateur, seuls quelques objets étaient réalisés à partir de cette recherche pour alimenter la galerie. À une époque, je proposais des tableaux à choisir sur catalogue : ils étaient réalisés seulement s'ils étaient achetés. Plus tard, j’annonçais que les tableaux seraient détruits au bout de cinq ans si ils n’avaient pas trouvé preneur. C'était une façon de

dépouiller totalement l'œuvre de son aura. Peut-être que c'est pour cela que les collectionneurs n'en ont pas voulu ? Maintenant je ne fais presque plus d'objets intermédiaires comme des tableaux, des photos encadrées ou autres. Il n'y a plus grande chose entre le PDF et l'œuvre monumentale que je crée dans le cadre du 1% artistique. Avec les commandes publiques, je propose un projet qui n'est réalisé que s'il remporte le concours. Dans un premier temps, l’œuvre est une fiction. Les répertoires créés pendant les périodes de recherche s’adaptent à un contexte, aux usagers. Si le projet est réalisé, les images sortent de l’ordinateur et prennent vie dans l’espace public. Et puis, ces commandes me font vivre, permettant d’autres cycles de recherche.

 

Le chemin qui est devant toi comment l'imagines tu ?

 

J'ai très peu de visibilité, je suis en suspension dans ce monde covidé qui attend de voir ce qu'il va devenir. Depuis cinq ans je sens que je suis en mouvement vers quelque chose mais je ne sais pas quoi. J'ai dégagé une méthode qui doit trouver une forme pérenne, dans des publications ou ailleurs. Je suis peut-être devenue à moitié sourcière. Champ contre-champ, image texte, raconter des histoires. Depuis un an, le dialogue avec le public dans des centres d’art me manque. J’ai soif d’exposer à nouveau.

 

 

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